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Par M. Lambert

2015 - La cours d’Alsace-Lorraine et son tram, sa place Sainte-Colombe relookée, la place Ferdinand-Laffargue, relookée aussi. Oublions.
Dans ce quartier il y a deux cents ans: du sang, des hurlements de bêtes qu’on égorge, des immondices, une odeur infecte. Nous sommes dans les ruelles tortueuses du centre de Bordeaux, vers le Grand Marché. C’était là que l’on abattait les bêtes destinées à la boucherie.

Une délibération du conseil municipal de Bordeaux du 23 févier 1828 permet d’en savoir un peu plus sur les tueries ou abattoirs particuliers.

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Rue du Mû


Le contexte: la municipalité avait en projet la création d’un abattoir public dans un lieu plus adapté aux exigences de la santé publique. Les métiers concernés par cette affaire (bouchers, tueurs de porcs, saleurs de porc, chaircutiers et fondeurs de suif) ont fait connaître en haut lieu leur mécontentement. Le Conseil municipal a été contraint de justifier de l’opportunité de son projet. Une commission a rédigé un rapport qui devait répondre à 5 questions. C’est la réponse aux deux premières questions que l’on peut lire un peu plus loin.

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Situation géographique. Les premières rues dont il est fait mention étaient situées dans un quartier qui a été démoli au 19 ème siècle. Sur leur emplacement a été tracé le cours d’Alsace-Lorraine. Le Peugue qui coulait à ciel ouvert a été canalisé.
Visitons ce quartier : c’est possible par la consultation du cadastre de Bordeaux sur le site des Archives Municipales de Bordeaux.

Le Peugue : cette rivière prend sa source à Pessac. On le retrouvait autrefois vers Mériadeck, vers le Fort du Hâ, avant de se diriger à ciel ouvert d’abord puis sous voûte vers la Garonne.

 

1° Dans quel état sont les abattoirs situés rues du Mû et des Trois-Canards ?
Il n'existe point à Bordeaux, dans les rues du Mû et des Trois-Canards des locaux particuliers et isolés pour l'abattage des animaux destinés à la consommation des habitants.

Ces locaux ne sont autres que quelques hangars et le rez-de-chaussée des diverses maisons dont les étages supérieurs sont habités. C'est là que l'on fait subir aux viandes et aux produits qui en proviennent toutes les préparations dont ils sont susceptibles. Ces établissements informes sont situés au centre de l'ancienne ville dans deux rues tortueuses et bordées de hautes maisons.
C'est dans la rue du Mû que se trouvent les principaux ateliers d'abattage. Cette rue communique, du côté de l'Ouest à la rue des Trois-Maries, et du côté de l'est, à la rue des Epiciers. Elle est divisée dans sa longueur en deux portions par un passage d'un mètre environ de largeur qui la joint à la rue voisine. La partie qui va de ce passage à la rue des Trois-Maries est irrégulière et n'a qu'une largeur de trois mètres. Elle est bordée, du côté du nord, par des maisons élevées de deux ou trois étages; du côté du midi, elle est bordée de hangars irréguliers et d'une hauteur inégale situés au-dessus du ruisseau du Peugue, hangars qui servent à l'abattage. L'odeur la plus infecte règne constamment dans la totalité de cette rue, et ne peut être supportée que par les personnes qu'un long usage y a habituées.

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Les hangars dont on vient de parler ont une largeur de trois à quatre mètres. Ils sont adossés à des maisons d'habitations fort anciennes qui servent, ainsi que ces hangars, au logement des bestiaux, à leur abattage, à la fonte des suifs, au salage des peaux, enfin à toutes les opérations et manipulations nécessaires. Cette portion de la rue du Mû est fermée à chacune de ses extrémités par une vieille porte à claire-voie qui reste fréquemment ouverte, même au moment des abattages. L'eau du ruisseau du Peugue sert à toutes les manipulations et aux lavages.

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La rue des Trois-Canards, située également au centre de l'ancienne ville, et peu éloignée de celle du Mû, a une longueur de 130 mètres sur une largeur moyenne de trois à quatre mètres. Les maisons qui la bordent des deux côtés sont en général élevées de trois ou quatre étages au-dessus du rez-de-chaussée. Ces dans les rez-de-chaussée de ces maisons que les animaux sont abattus et que l'on fait toutes les préparations qui en résultent. L'eau du Peugue est également employée pour les manipulations et les lavages. Les étages supérieurs de ces maisons servent à loger les habitants. Cette rue est constamment obstruée par des troupeaux de moutons ou d'autres animaux. Les embarras qui en proviennent, et surtout l'odeur infecte qui règne dans cette rue en éloignent les passants.
Tel est, avec la plus grande exactitude, l’état des abattoirs existant dans les rue du Mû et des Trois-Canards. Aussi on ne peut qu'être étonné des nombreux inconvénients, des scènes tumultueuses qui s'y passent, et des vœux émis depuis longtemps par tous les Bordelais pour qu'un tel ordre de choses cesse d'exister.

Examinons à présent les eaux du Peugue, les seules qui sont et qui peuvent être employées aux manipulations et aux lavages des viandes, tant dans les rues du Mû et des Trois Canards que dans la rue des Herbes, dont il sera parlé dans le paragraphe suivant.

Le ruisseau du Peugue traverse la ville de Bordeaux. Avant d'y arriver, il est occupé dans l'étendue d'un quart de lieue par des blanchisseuses qui en empreignent les eaux des miasmes et saletés résultant des linges dont le blanchissage leur est confié. A ces blanchisseuses succèdent immédiatement une multitude de teinturiers, de mégissiers, de corroyeurs, de parcheminiers et autres artisans du même genre, logés dans des maisons qui bordent le ruisseau du Peugue, et qui en infectent les eaux par les travaux de leurs professions. Ce ruisseau reçoit, non seulement une grande quantité d'égouts, mais en outre le produit des latrines de toutes les maisons construites sur les deux rives. Enfin, il recevra bientôt, par un canal de chasse, toutes les immondices et tous les produits de l'hôpital situé en face du Fort du Hâ et dont la construction est presqu'achevée.
C'est dans cet état d'infection que les eaux du Peugue arrivent aux rues du Mû, des Trois-Canards et des Herbes, et qu'elles servent à toutes les manipulations ou lavages des abattoirs qui y sont établis.

L'intérêt général, et surtout la salubrité publique, n'exigent-ils pas impérieusement que de semblables eaux ne soient plus employées aux lavages des viandes destinées à la consommation des habitants ?

2° Tous les bouchers de la ville font-ils leur abattage dans les rues du Mû et des Trois-Canards ?
Notre réponse ne peut être que négative.
Outre les abattoirs existant dans les rues du Mû et des Trois-Canards, il en existe d'autres situées dans la rue des Herbes, dans la rue Latour n° 20, aux Chartrons, et dans l'impasse de la rue du Couvent.
La rue des Herbes est, comme celles du Mû et des Trois-Canards, située au centre de l'ancienne ville. Cette rue est sinueuse; sa largeur varie à chaque instant; elle est de quatre mètres dans sa plus petite dimension. Les maisons qui le bordent des deux côtés sont élevées sur plusieurs étages. Telle est la rue dans laquelle le rez-de-chaussée de deux maisons d'habitation sert à loger les animaux, à les abattre, et à faire toutes les manipulations qui en résultent, en se servant des eaux infectes du ruisseau du Peugue.

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Aux Chartrons

Archives de Bordeaux, planche 14.

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La maison située dans la rue Latour n° 20, n'est autre chose qu'une masure formant un rez-de-chaussée en mauvais état. La longueur de cette rue est de 150 mètres; elle est sinueuse; sa largeur, qui varie sans cesse, est de cinq mètres devant la maison n°20. Les maisons qui bordent cette rue des deux côtés, ont en général deux à trois étages au-dessus du rez-de-chaussée. La maison n°20 n'a rien qui annonce sa destination actuelle, si ce n'est le sang qui ruisselle dans la rue au moment de l'abattage. L'eau vaseuse d'un puits sert aux manipulations et aux lavages.
La maison située dans l'impasse de la rue du Couvent, n° 20, aux Chartrons consiste en un rez-de-chaussée surmonté d'un étage et d'un grenier. Elle est située dans un cul-de-sac qui a 100 mètres de longueur sur une largeur de trois mètres à son entrée par la rue Notre-Dame, largeur qui va toujours en se rétrécissant jusqu'à son extrémité. Les maisons qui bordent cette impasse ont en général deux à trois étages au-dessus du rez-de-chaussée. Il y règne constamment une odeur fétide, résultant du séjour des animaux, des fumiers qu'ils produisent, de leur abatage et des manipulations qui en sont la suite. C'est encore l'eau vaseuse d'un puits qui sert aux lavages.


Une évocation de ce quartier :

Je passais, il y a quelques mois, sur la place du Vieux-Marché ce coin si curieux de Bordeaux dix fois centenaire - et je me suis aperçu que, sans tambour ni trompette, on était en train de démolir les vieilles maisons qui se trouvaient à l'angle de cette place et de la rue du Pas-Saint-Georges, qui, autrefois de la rue du Loup à la place du Vieux-Marché, portait le nom de rue des Épiciers.
Certes, il n'y a rien dans ce fait qui puisse nous faire verser des torrents de larmes. Ces maisons, ces masures, qui, au siècle dernier servaient à des étaux de bouchers, ne présentaient aucun intérêt archéologique, et cependant, si on tient compte de la place qu’elles occupaient, si on songe surtout qu'elles étaient les - dernières du vieux Bordeaux ... on ne peut s’empêcher, moi surtout, de saluer leur disparition subite de quelques mots de regrets.

... Avant le percement du cours d'Alsace-et-Lorraine, quelques maisons bâties en bois, restes du Bordeaux des XVIe et XVIIe siècles, donnaient à la place du Vieux-Marché un aspect très pittoresque.. Elles étaient bâties en torchis avec des poutres liées, dont les vides étaient garnis de terre et de briques et parfois recouvertes d'ardoises; des poutrelles reliant les poutres étaient disposées obliquement. Dans quelques-unes, les étages surplombaient à mesure qu’ils s’élevaient.

Bernard Laroche
A travers le Vieux Bordeaux - 1890


- La photo de la rue du Mû est extraite de l’album de l’exposition Terpereau visible sur le site des AD 33:
Archives de la Gironde : La voie du Peugue.

Pour en savoir plus sur les bouchers à Bordeaux on peut lire:
Potier (Sébastien), «La boucherie à Bordeaux au siècle des lumières», Généalogies du Sud-Ouest N° 49 p 19 - CGSO


(02/2015)