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Par Monique Lambert

Un constat à l’occasion d’une banale recherche généalogique : on mourrait beaucoup à Villenave d’Ornon, entre 1840 et 1870, surtout quand on était jeune. Une petite note sur les actes de décès : « détenu ». Cela concernait le « Prado Saint-Louis », m’a-t-on dit, ou plutôt cet établissement à l’époque de sa création. Pour en savoir plus, il a fallu aller aux archives et tenter de s’y retrouver dans le montage de cette colonie qui a hébergé deux catégories d’enfants: des orphelins et des petits« détenus ». Voici très résumée, une évocation de la vie de cette petite société.

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Abbé Bruchou
En 1840, un prêtre, l‘abbé Buchou, avait eu un projet novateur : faire fructifier un domaine agricole par de jeunes garçons dans un contexte éducatif et religieux. Plus tard, ce type d’établissement relevait de ce que l’on a appelé les « colonies agricoles » de sinistre mémoire (Belle-Ile-en-Mer, Aniane, etc.).L’acquisition en 1840 d’une propriété d’une quarantaine d’hectares à Villenave d’Ornon avait permis à l’abbé de donner corps à son initiative.
Depuis 1838, il avait la responsabilité d’une trentaine d’orphelins et de 40 garçons « détenus » par décision de justice. Tout ce petit monde était hébergé rue de Lalande à Bordeaux dans un local qui faisait cohabiter ces deux types de population dont il était impératif - les autorités étaient formelles sur ce point - qu’elles n’entrent pas en contact.
C’était l‘héritage de l’abbé Dupuch, prêtre créatif et entreprenant qui avait en quelques années créé pour les garçons (orphelins et détenus) la structure de la rue Lalande et pour les filles (orphelinat et pénitencier), une autre rue Mercière.
L’abbé Dupuch, devenu premier évêque d’Alger, avait confié son petit troupeau à l’abbé Buchou alors vicaire à Saint-Michel.

Des orphelins et des petits « détenus »
L’achat de la propriété de Villenave d’Ornon devait permettre l’hébergement et la formation morale, religieuse, scolaire et professionnelle de jeunes orphelins. Pas plus d’une quarantaine.
L’abbé bénéficiait pour eux de bourses de la ville et du département.
Plus complexe était le problème des petits détenus dont le sort dépendait étroitement des décisions de justice.
Ce n’était pas de grands délinquants, plutôt des jeunes dont on ne savait que faire. Leur origine : tout le Sud - Ouest.
Leur âge de : 10 à  20 ans. Durée de leur « peine »: de un mois à cinq ans, selon la décision judiciaire.
Pendant vingt ans, l’abbé a multiplié les démarches pour transférer tous les détenus qui lui étaient confiés des locaux vétustes de la rue de Lalande à ceux, plus salubres, de Villenave d’Ornon. Par petites touches, il y est parvenu. Ce furent d’abord les plus jeunes, puis ceux qui étaient incapables de fournir un quelconque travail. Pour cela, il a fallu vaincre avec constance les réticences des autorités judiciaires.

Les documents trouvés aux archives ont laissé quelques traces des difficultés rencontrées par l’abbé Buchou pour faire fonctionner la colonie.
Il lui appartenait d’ajuster en permanence les problèmes de cohabitation : les jeunes détenus ne devaient pas être en contact avec les orphelins.
Comment concilier projet éducatif et locaux ?
Il lui fallait rentabiliser un vaste domaine avec des jeunes pas tous aptes physiquement aux travaux de la terre et jongler avec des finances parfois aléatoires.
On le voit aussi, toujours digne, jouer les diplomates avec les administrations surtout judiciaires.
« Cet honorable ecclésiastique » pouvait cependant compter sur le soutien indéfectible de l’évêché et de quelques personnalités influentes.

Un projet éducatif
On peut résumer le projet éducatif en quelques mots : éducation morale, religieuse et professionnelle.
Les enfants étaient répartis en quartier, en « familles » - à l’image de la colonie pénitentiaire de Mettray :
  • quartier des orphelins (sans contact avec les « détenus »). Ils semblent avoir  bénéficié de soins plus attentifs. Présence de religieuses. Très peu de mortalité.
  • le petit quartier pour les plus jeunes « détenus » ou ceux qui étaient incapables de fournir un effort physique. Ils étaient scolarisés. Après 13 ans, le jeune pouvait rester agriculteur ou être dirigé vers le pénitencier industriel de la rue de Lalande. Les inaptes restaient dans le quartier comme « écolier »
  • deux quartiers d’agriculteurs pour les « détenus » plus âgés et aptes aux travaux agricoles.
Chaque quartier avait sa vie propre, son territoire et son encadrement.
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Entrée de l'orphelinat
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De nouveaux bâtiments pour la section « industrielle »
La colonie a pris en 1862 une nouvelle extension avec la construction sur la propriété d’un nouveau bâtiment destiné à recevoir les garçons qui étaient  jusqu’alors hébergés rue de Lalande. Cette section « industrielle » ne pouvait être maintenue dans des locaux insalubres. Une mortalité au taux anormalement élevé avait alerté les autorités; leur inquiétude n’avait pas été jusqu’à mettre à disposition les fonds nécessaires pour remédier à cet état de fait. C’est sur ses propres deniers que l’abbé Buchou avait fait ériger dortoirs, chapelle, réfectoires, ateliers, chemin de ronde, le tout bien clos. 

Des difficultés et la fermeture du pénitencier
Les rares inspections ou visites ont décrit un établissement modèle pendant des décennies.
Une loi de 1850 avait imposé quelques règles pour les enfants « détenus » par voie de justice. Une administration jugée, à tort ou à raison, tatillonne, un abbé qui ne rajeunissait pas, un encadrement pas toujours apte à s’adapter à trois cents enfants en difficulté peuvent expliquer une certaine tension, notée à partir de 1860 dans certains documents, entre les autorités
et la direction de l’établissement.

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Les bâtiments construits par l'abbé Buchou pour les détenus (1862 -1870)


En 1869, un incendie dans les locaux industriels a remis en cause le maintien de l’habilitation. Les enfants confiés par le ministère de la justice ont été réorientés (famille, armée, colonie pénitentiaire, prison) avant la fermeture définitive du pénitencier en 1870.
Les locaux incendiés ont été loués ainsi qu’une partie de la propriété. Ne restaient plus sur le domaine qu’une quarantaine d’orphelins.

Survie précaire de l’orphelinat
L’empoisonnement par les champignons, en 1884, d’un certain nombre d’enfants et l’enquête qui s’en est suivie a mis en évidence les carences de l’établissement. Cependant aucune décision n’a été prise.
L’abbé Buchou très âgé (il est décédé à 86 ans en 1886), endetté, a confié l’établissement à un prêtre qui a eu la tâche délicate de transmettre le domaine en 1889 à une oeuvre nouvellement créée, l’Oeuvre des Enfants Abandonnés de la Gironde (devenue l’OREAG).

Note : les bâtiments qui ont hébergé les petits orphelins de l’abbé Buchou ont été détruits il y a quelques années.
La Centre Albert Peyriguère occupe les locaux construits en 1862.


Sources
ADG séries Y, M, V
Archives municipales de Villenave d’Ornon : état civil
Archives municipales de Bordeaux : état civil, comptes rendus des conseils municipaux.
Journaux divers, etc.


03/2013