logo T

 

Par Daniel Salmon. Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.

Le destin des soldats mutilés de la grande guerre a beaucoup ému la population partagée entre compassion et déni. La propagande officielle n'évoquait leur sort que pour magnifier les actes de bravoure. Mais, dès 1915, les Français ne pouvaient ignorer leurs conditions de vie difficiles. Parmi les initiatives développées pour tenter de les réinsérer dans la vie quotidienne, celle de la création de l'atelier du "jouet artistique français", à Bordeaux, est l'une des plus originales. Elle a bénéficié du soutien d'un des meilleurs dessinateurs du temps, artiste de grand renom : Job.

guerre1914 jouetsparmutiles01v
Cliquer sur l'image pour l'agrandir.

 

En 1916, pendant la grande guerre, de nombreux blessés et mutilés sont envoyés à Bordeaux. La ville est loin du front et elle possède plusieurs hôpitaux spécialisés dans les grands traumatismes. Une école de rééducation fonctionnelle, dirigée par le docteur Gourdon, ouvre le l° décembre 1915, rue du Hamel. Les demandes d'inscription conservées aux archives départementales sont particulièrement émouvantes. Merlin Gustave, blessé le 15 octobre 1914, à Berry au Bac a perdu son bras et sa jambe gauches. Titulaire de la croix de guerre, il bénéficie du soutien du secrétaire général de la préfecture de la Haute Vienne. Ce dernier précise qu'à Limoges, il n'a pu trouver l'appareillage nécessaire. Son acceptation à Bordeaux lui permettra de "préparer, à sa manière, sa propre revanche". Le postulant précise dans sa modeste lettre "qu'il vient ici pour obtenir des appareils articulés". (1)

Quelques femmes courageuses décident d'aider les infirmes A leur tête, se trouve Madame Léon Prom, représentante d'une grande famille bordelaise. Ensemble, elles créent, en liaison avec l'école de la rue Hamel, "l'œuvre du jouet artistique français fabriqué par des mutilés de guerre". Elles achètent un immeuble rue Naujac ; se procurent les machines outils nécessaires et sollicitent les marchands de bois locaux. Elles demandent au peintre militaire Job de dessiner des modèles de jouets inédits.

Job est le pseudonyme de Jacques Onfroy de Bréville. C'est un illustrateur réputé de livres pour enfants. Ses grands livres de prix, en exaltant la nation et ses héros, ont bercé les imaginaires de plusieurs générations. Ses ouvrages les plus renommés sont Murat, Jouons à l'histoire, les mots historiques du pays de France, Louis XI, Napoléon, Bonaparte... Il est connu à l'étranger et notamment aux États-unis pour avoir illustré la vie de Washington.

Quand il vient à Bordeaux il a presque soixante ans. Son nationalisme, son talent sont intacts. Il s'enthousiasme pour cette œuvre charitable. Il offre à l'œuvre de nombreux dessins qui vont permettre - selon le prospectus de l'atelier - aux malheureux soldats de fabriquer des jouets en bois et de "s'arracher à la misère, à l'oisiveté, et au découragement".

Les jouets sont en hêtre débité à la scie mécanique puis peints au pochoir. Les têtes sont fabriquées à l'emporte pièce. "Le poilu" - jouet le plus demandé - demande à lui seul plus de soixante manipulations. Malgré leur handicap et la faible rationalisation de la production, les amputés travaillent rapidement. Les mutilés atteints aux membres supérieurs, même ceux n'ayant qu'un bras peuvent "profiter des avantages importants qui leur sont offerts". Ils perçoivent un salaire de 5 francs par jour, et participent aux bénéfices de l'entreprise.

La première année l'usine produit la série complète des troupes alliées. Au début les jouets sont exclusivement militaires : le poilu, le mitrailleur, le porte-drapeau, le cuistot et sa collection de musettes, les brancardiers, les boches. Le maréchal Joffre, sur son cheval de bataille, Foch, inspectant l'horizon, Clemenceau, le vieux tigre et le père Thomas engoncé dans sa blouse bleue. Puis le catalogue se développe rapidement vers des horizons plus civils.

Un jouet seul est vendu entre 2 et 6 francs. Les animaux sur roues valent de 10 à 15 francs. Les prix des articles plus sophistiqués (étable, arche de Noé) atteignent 35 francs. Pour Noël ils sont exposés au magasin de l'œuvre au 29, cours de Tourny. La petite Gironde presse les bordelais d'acheter ces souvenirs en précisant toutefois que si le "stock est considérable nos amis américains se chargent de le réduire à coup de dollars". (2)

La date précise de la fermeture des ateliers de la rue Naujac n'est pas connue. Job offre un dessin à la revue de luxe "Tourny Noël" en 1922. Le journal "le Gaulois" du 7 décembre 1928 présente l'exposition vente qui s'ouvre à Paris au 184, boulevard Hausman.

De cet épisode philanthropique éphémère il ne reste pas grand-chose : l'atelier de la rue Naujac n'existe plus depuis longtemps, absorbé par les immeubles voisins. La splendide affiche de Job est conservée dans les musées. Il subsiste de beaux jouets en bois découpé, chargés d'émotion, qui n'amusent plus les enfants d'aujourd'hui. On peut en admirer au musée de Poissy. L'exposition "des jouets et des hommes" au grand Palais, à Paris, en 2011, en a présenté une vingtaine.


(1) Archives départementales
(2) La petite gironde 1917. Il faut rappeler qu'à l'époque Bordeaux est la tête de pont européenne pour les armées américaines.


(11/2014)